Leonora Miano, un autre regard sur la Traite
C’est la grande lauréate du prix Femina 2013, et elle nous avait marqué par son charisme, son calme et la pertinence de ses interventions dans le débat sur l’immigration, dans l’émission « Ce soir ou jamais » de Frédéric Taddei.
L’Atelier de Joyce a eu l’occasion de rencontrer l’écrivaine, de passage en Martinique, lors d’une soirée littéraire organisée par l’ATSCAF. Nous vous proposons donc l’analyse de son dernier ouvrage, La saison de l’ombre, agrémentée des éclairages de l’auteure.
Un conte philosophique qui nourrit les manquements de la Mémoire.
L’intrigue se situe en Afrique subsaharienne, dans un pays imaginaire. Alors que 10 jeunes et 2 adultes ont disparu la nuit d’un grand incendie, les mères des disparus sont confinées ensemble dans une case à l’écart. Une ombre terrible plane sur la petite communauté, terrassée par l’incompréhensible et devant ce qui ne peut être nommé les réponses sont individuelles, transgressives.
Le lecteur, lui, comprend que le destin de ces « disparus » se dessinera de l’autre côté de la mer, dans les plantations.
La vision de « ceux qui sont restés »
La famille des « disparus », n’existe pas pour les historiens de la Traite. Il n’y a pas de témoignages transcrits. Si on a retrouvé des écrits au Bénin, la tradition orale prévaut dans les populations concernées où l’exercice de la parole est ritualisé et codifié. C’est une parole douloureuse, quelquefois humiliante et surtout culpabilisante. Elle se propage peu, car il est plus acceptable d’être placé du « bon côté de la barrière » celui des victimes.
Leonora Miano n’utilise jamais les mots « Afrique, Traite, Noirs, Blancs », ces concepts n’ont pas de sens pour les protagonistes. Elle démontre que l’Afrique est une invention de la colonisation. Il y a un territoire, peuplé d’une multitude de groupes dont la culture , la langue, les traditions et les religions différent, et qui se sentent étrangers les uns aux autres.
Débarrassés de nos classifications actuelles nous entrons dans un projet littéraire privilégiant l’esthétique , l’épopée, le mythe.
Survivre à la disparition du monde connu
A l’intérieur des terres, le clan des Mulongo n’a jamais vu l’Océan et ne connait que le peuple voisin dont il se méfie. Cependant après les disparitions, certains se doutent que quelque chose a changé.
Cette menace qui plane sur le village c’est la disparition du monde connu : la « catastrophe fondatrice » d’où surgira un nouveau monde. L’auteure le matérialise par le territoire de Bebayedi, un refuge protégé par les marécages, peuplé de fugitifs issus de communautés diverses, qui ne savent pas vraiment à quoi ils ont échappé.
Pour l’inventer, elle s’est inspirée de la cité lacustre de Granvier au Bénin constituée par ceux qui fuyaient les rafles de l’armée du roi du Dahomey en se réfugiant dans les zones marécageuses taboues.
Tel un appel à la reconstruction, au dépassement d’un drame qui nous dépasse, cette cité répond en quelque sorte au processus de « créolisation », même si l’auteure trouve le terme trop connoté. Tant qu’ils sont vivants, ils se réinventent. C’est l’obligation de dialoguer avec sa douleur.
En définitive l’écrivaine nous livre un roman très documenté sur la grande expérience humaine. Quels que soient l’époque ou l’espace géographique, l’amour, la douleur et le courage sont universels, les vices et la trahison aussi.
Le petit plus :
Les personnalités féminines fortes. Plutôt que de les construire en opposition dans une forme de « guerre des sexes » elle préfère le concept ancestral bantou de la « femme aboutie » qui abrite en elle des éléments masculins et des éléments féminins. L’équilibre des mondes étant dans chaque individu.
Ces mêmes femmes sont au centre d’un discours très symbolique dans le livre, sur le pouvoir de leurs songes. Nous vous en offrons ici un extrait qui fait du repose tête un objet clé dans l’exploration d’un monde onirique et qui nous a particulièrement touché, car il s’agit de la nuit où tout a basculé, au point de nous inspirer une nouvelle aquarelle.
« Quand vient l’heure du repos, elles posent la nuque sur un appuie-tête en bois pour préserver les coiffures élaborées qu’elles continuent à arborer, espérant aussi qu’il garantisse la qualité de leurs songes. L’instant dévolu au rêve s’aborde avec la solennité d’un rituel. Le rêve est un voyage en soi, hors de soi, dans la profondeur des choses et au-delà. Il n’est pas seulement un temps, mais aussi un espace. Le lieu du dévoilement. Celui de l’illusion parfois, le monde invisible étant aussi peuplé d’entités maléfiques. On ne pose pas sa tête n’importe où, lorsqu’on s’apprête à faire un songe. Il faut un support adéquat. Un objet sculpté dans un bois choisi pour l’esprit qu’il abrite, et sur lequel des paroles sacrées ont été prononcées avant qu’il ne soit taillé. »
Pour aller plus loin :
Le livre de Léonora Miano , et son site personnel.
Les soirées littéraires de l’ATSCAF
D’autres photos de la cité lacustre de Granvier.